mercredi 14 novembre 2012


Après une longue absence, me voici de retour avec cette histoire, belle et tragique à la fois...


La colline aux asphodèles

Un sentier au milieu des fougères puis tout au bout, un horizon lointain, sans bornes, une friche à genêts s’élançant à l’assaut du ciel, quelques affleurements rocheux, pas un bruit, aucune présence humaine. Une cavalcade de nuages entre gris et blanc, et tout là-bas, au fond de la vallée, une route étroite qui s’essouffle à suivre les méandres de la rivière, sa complice de toujours. Essaimées dans le moutonnement infini des collines, des maisons en file indienne ou en petits groupes, basses et lourdes sous leur chapeau d’ardoises.
A chaque fois que je parvenais à l’endroit où le sentier s’effiloche pour mieux se perdre, j’éprouvais la même sensation grisante, celle d’avoir rejoint mon domaine, d’être enfin parvenu au terme d’un voyage.
En ce matin d’avril, les asphodèles s’étaient mises en frais rien que pour moi. Des larges rosettes d’un vert brillant émergeaient des tiges nues portant des hampes florales couronnées de dizaines de délicates fleurs blanches, soulignées d’orange au cœur. Ainsi que je le faisais rituellement, je choisis la plus épanouie pour la caresser délicatement avant de poursuivre mon chemin. En cueillir une seule m’aurait paru sacrilège et jamais d’ailleurs l’idée ne m’en vint.
Tout en haut de la colline couronnée de pins sylvestres, dormait une vieille cabane de berger en pierres sèches. Elle était mon refuge, mon antre, la première à qui j’ai osé conter mon histoire.
La solitude est la marque de ma vie. Depuis toujours.
Ma mère peinait à tenir une minuscule métairie entourée d’un vaste jardin dans lequel elle besognait de l’aube au crépuscule. Trois fois par semaine, elle attelait Fanfan, notre vieil âne chenu, à la carriole bringuebalante, chargeait ses cageots de légumes, une douzaine d’œufs et trois fromages et s’en allait au marché de la ville voisine, distante de quelque six kilomètres.
Au début, ainsi que je l’ai appris récemment, une voisine obligeante venait me garder tout en tricotant auprès de mon berceau. Dès que ma mère estima que je n’étais plus un bébé et donc que je saurais me tirer d’affaire sans son aide, elle m’abandonna à mon sort dans la maisonnette que nous habitions alors à quelque distance du bourg. Jamais elle ne me fournit d’explications sur cette situation pour le moins difficile à supporter pour un gamin de mon âge, jamais elle ne tenta la moindre excuse à laquelle j’aurais pu m’accrocher. Elle se contentait de couper une large tranche à la miche qu’elle laissait bien en évidence sur la table, d’ajuster un fichu noir qui avait connu des jours meilleurs sur ses épaules et de refermer la porte derrière elle sans un mot.
Le propre de la prime enfance étant de s’accommoder aisément des situations qui lui échoient, ce n’est vraiment que vers huit ou neuf ans que j’ai commencé à m’interroger sur la singularité de ma vie. Interrogation au demeurant jamais exprimée, autant par les effets d’une pudeur maladive qui me poursuit encore aujourd’hui que par la réserve que m’imposait implicitement le maintien sévère de ma mère et son mutisme habituel.
De ma couche, j’entendais donc le martèlement sec de ses pas pressés, les crépitements du feu dans la cheminée et, bientôt, les claquements des sabots ferrés de l’âne décroître sur les graviers du chemin. Parfois un rayon de soleil se glissait par une fente du volet, faisant danser dans l’air des volutes de poussière dorée. Le plus souvent, c’était le souffle léger de la brise matinale qui, se glissant sous la porte, venait aux nouvelles et m’apportait les siennes. Le souffle puissant de la campagne entrait alors dans la pièce en même temps qu’une odeur de verdure acide et de terre mouillée, si bien que la chambre pourtant de dimensions bien modestes me semblait s’en trouver soudain considérablement élargie.
Je me levais alors, enfilais mes hardes posées sur l’unique chaise paillée de la maison qui jouxtait mon lit et sortais après avoir dévoré avec l’appétit propre à mon âge la moitié du morceau de pain qu’une grande lampée d’eau claire puisée à la seille finissait de faire passer.
Les lois d’alors n’étant pas celles en vigueur de nos jours et l’illettrisme absolu de ma mère ne la prédisposant pas à envisager d’expédier son rejeton sur les bancs de la communale, il ne fut jamais question d’école sous notre toit.
Dès lors et quel que fût le temps, je passais mes journées à vagabonder en sauvageon, rejoignant le plus vite possible celle qui fut ma véritable mère et ma première maîtresse : la campagne qui s’étendait autour de moi.
J’aimais tout d’elle et je crois qu’elle me le rendait bien. J’aimais ses parcelles bocagères, ses pierres nues grillées de soleil, ses chemins d’ombre et de hasard rejoignant des cathédrales de silence, ses terres nues fouettées par le vent d’automne… J’aimais les brumes, douces, les longs vols d’oiseaux, les matins damasquinés de givre, les longues soirées aux crépuscules verts… J’aimais la glèbe fumante après l’averse, l’envol lourd des corneilles au ciel de neige, la fuite irritée d’un merle dans les buissons… Jamais orage, pluie ou vent ne m’effrayèrent ou me contraignirent à renoncer. Domptés une fois pour toutes, ils n’étaient pas de taille à lutter…
Dans les vesprées d’été étirées au grand soleil, je ne me lassais pas d’écouter le doux chuchotement des chênes, sentinelles dressées au bord des plaines. Tout m’était provende, tout m’était festin : noisettes en capuchon pâle, bolets roux sous la bruyère, mûres grenues aux ronces des chemins, écrevisses arrachées à leurs caches obscures sous les racines pendantes des vergnes…
Quand j’avais cessé de patauger dans l’eau fraîche des ruisseaux et que je m’étendais sur la mousse le temps que sèche ma culotte de toile, était venue l’heure des histoires délirantes qui viennent aux esprits libres de toute entrave. J’avais trouvé –sans jamais me demander comment il avait atterri là- dans le tiroir du buffet un coquillage marin enroulé en forme de conque dont j’étais très fier et que je n’avais garde d’oublier quand me prenaient des velléités d’évasion. La rumeur sourde qu’il prodiguait pour moi ouvrait le bal des rêves enchantés, vers des ailleurs au goût de meilleur, des terres fécondes, des rivages riants. Vers ces océans battant des côtes tourmentées dont les colporteurs qui sillonnaient le pays nous parlaient parfois avec des éclairs dans les yeux et dont je ne parvenais pas à me faire une idée précise de ce qu’ils représentaient.

Vers ma seizième année, mes songes impossibles en même temps que ma candeur juvénile furent balayés par une révélation et une rencontre fortuite. Chacune à sa façon devait bouleverser mon existence.
Au hasard d’une conversation pourtant prudente de ma mère avec une voisine venue en visite, un jour qu’une mauvaise grippe l’avait contrainte à garder le lit, je finis par mettre des certitudes sur des doutes qui depuis déjà quelque temps m’assaillaient. – Doutes que par ailleurs quelques âmes charitables des environs ne manquèrent pas de conforter –
Je compris abruptement que je représentais depuis toujours un fardeau pour ma mère, vu que j’étais le fruit sauvage d’une brève étreinte de passage, le fils d’un de ces journaliers, fréquents dans les campagnes de l’époque, qui allaient de ferme en ferme durant la belle saison en tentant de louer leurs bras. Se retrouvant enceinte et promptement délaissée par mon géniteur, ma mère avait dû assumer sa faute toute seule, sa famille s’étant détournée d’elle.
Je compris alors d’où venait son dédain à mon égard, son absence quasi-totale d’affection, ses silences interminables, ses lèvres crispées en une sorte de rictus douloureux qui avouaient malgré elle l’étendue de ses désordres intérieurs…
Au cours de toutes ces années d’errances solitaires qui avaient précédé cette journée, je croyais m’être endurci le corps et le cœur, à la manière de ces pirates sédentarisés des îles américaines qui ont les muscles et les sentiments aussi secs que la viande qu’ils boucanent à longueur d’année.
La nausée aux lèvres et le tumulte au cœur, je sus que je m’étais lourdement abusé sur moi-même et sur mes capacités réelles d’aborder aux rivages tourmentés du monde des adultes. Abandonnant sans vergogne ma mère et sa visiteuse, je m’enfuis vers celle qui, une fois de plus, allait savoir m’apaiser, ramener un semblant de calme dans le magma torrentueux de mes pensées.
Les larmes me rejoignirent sur le sentier de mon repaire et durant quelques minutes, recroquevillé dans la poussière, je m’abandonnai à un chagrin silencieux qui avait au moins le mérite de me rendre pour un temps à ma condition d’enfant affligé.
Bizarrement, cette constatation me fit du bien et me donna à comprendre que, bien souvent, une fois ôtés les oripeaux du quotidien, revient la véritable identité, sereine et inchangée.
J’eus soudain une irrépressible envie de foucades de vent, d’horizons tourmentés, de vastes espaces à parcourir follement. Je me dressai pour gagner au plus vite le haut de la colline. Le soleil dessinait une gloire au teint de pourpre et d’orange dans l’échancrure des coteaux qui se préparaient à l’accueillir pour des noces vermeilles. J’écartai les bras, comme les goélands écartent les ailes pour planer dans le vent du soir et me mis à courir éperdument…
Sous les derniers feux du couchant, je vis venir vers moi une fille qui marchait à pas menus. Pieds nus, vêtue d’une robe légère de toile blanche que les frissons de la brise du soir soulevaient en vagues légères, elle avait un fin visage doré comme un abricot de plein été, couronné d’une mousse de cheveux blonds qui lui faisait comme une auréole. Ses yeux noirs restaient fixés sur moi et je déglutis péniblement, hypnotisé par l’intensité de ce regard venu d’ailleurs.
Lorsqu’elle fut tout près, je m’avisai qu’elle ne devait pas être guère plus âgée que moi. Elle s’arrêta et pointa vers moi un index énergique :
- Pourquoi es-tu triste ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint d’une voix étrangement basse.
- Mais… je ne suis pas triste… bafouillai-je, surpris par la brutalité de la question.
Elle insista :
- Mais si tu l’es ! Je suis même certaine que tu as pleuré. C’est rare des garçons qui pleurent, tu es le premier que je vois…
Mon orgueil de jeune mâle en prit un sérieux coup et je feignis de m’en tirer avec une pirouette :
- Serais-tu magicienne pour deviner ce que font les autres ?
Elle laissa fuser un petit rire perlé mais ne se démonta pas pour autant et poursuivit calmement :
- Si je te dis que tu as pleuré c’est que tu as encore des traces de larmes séchées au coin de tes paupières. Mais tu sais, il ne faut pas avoir honte. C’est beau un garçon qui pleure. Je trouve même ça touchant …
Elle ne fixait toujours intensément de ses yeux sombres où dansaient des paillettes d’or. Elle dut sentir qu’elle avait vu juste et que j’avais le plus grand mal à réfréner un chagrin qui renaissait subitement de ses cendres.
Comblant la courte distance qui nous séparait, l’inconnue s’en vint délicatement poser sur mes lèvres un baiser aérien, léger comme un oiseau de soie. Sous la chaleur de sa bouche, j’eus le temps de deviner une douceur autant exquise qu’inconnue.
Elle se dégagea d’une pirouette en disant :
- Je sais qui tu es et ce que tu es…
Elle sembla hésiter puis poursuivit dans un souffle :
- Je crois bien que je n’aimerai jamais un garçon qui soit incapable de pleurer... Alors…
L’émotion me submergea et dans un élan irraisonné, je pris la fuite à travers les fougères…
Lorsque je m’éveillai au matin du jour suivant, l’empreinte des lèvres de l’inconnue me dispensait encore une douce chaleur et je sentis brûler mon visage. Son image, -sa photographie dirait-on de nos jours tant ses traits venaient à moi avec une extraordinaire netteté !- s’était littéralement incrustée en moi et je compris alors que désormais elle ne me quitterait plus…

Il est parti quand j’avais tant besoin de lui. Il a fui, croyant fuir son destin, croyant me fuir. Pourtant, j’aurais tout aimé de lui. Mon amour aurait fait souche dans la caverne ouverte en son cœur par le mystère de sa naissance et serait parvenu à la combler.
Chimères amères, rêves à jamais inassouvis…
Depuis, je suis seule. Ma passion s’est usée à force de tant l’évoquer. Tout m’est fade, plat.
Je tente d’insipides incipits, mais ces débuts d’histoires n’aboutissent jamais qu’à l’ennui, au dégoût de moi et des hommes. Je me sens sèche comme mon encre, ma plume est émoussée. Lentement, le renoncement ronge et fait son œuvre. Sans relief, ma vie s’écoule, s’enlise. Le froid s’insinue en moi, s’installe. Je sors peu. De moins en moins…


Sorti de mon hébétude, j’ai passé ma vie à la chercher sans jamais la retrouver. Il me reste son baiser, mon seul trésor. Je ne sais plus qui a écrit que l’essentiel c’était ce qui restait quand on a tout oublié.
Ce dont je suis sûr c’est que ce baiser sera mon ultime talisman quand sonnera l’heure d’amener les voiles, l’obole précieuse que je destine au batelier des abysses afin qu’il consente à me faire passer sur la rive d’en face…
Le permis de construire une autre vie sur le versant éblouissant de la colline aux asphodèles…





samedi 11 février 2012

Le carnet



Le carnet

En apparence, je suis un petit cahier des plus ordinaires. Une épaisse liasse, enserrée dans une couverture d’un marron moucheté, rehaussé par le noir liseré d’une fine reliure. Seul le jaunissement avancé de mes pages serait à même de trahir mon âge. Mais comme je dors depuis longtemps dans une boîte au fond d’un placard et que personne ne vient plus me visiter, cette coquetterie  me paraît pour le moins superflue.
Ceci dit, deux particularités méritent d’être signalées : la première a trait à mon recto sur lequel se trouve collée une étiquette à demi effacée sur laquelle se devine l’appellation « Kontobuch » et la seconde au fait curieux que mon propriétaire m’ait entamé à l’envers. Inadvertance fébrile ou choix délibéré ? Je ne le saurai jamais vraiment.
Il faut dire que la suite de mon histoire va peut-être éclairer quelque peu ce petit mystère. Lorsque Henri B… sortit de son porte-monnaie les quelques piécettes que j’allais lui coûter, il se trouvait en Allemagne, non loin de Bingen, dans une ferme au bord du Rhin. Nous étions en juillet 1940 et il venait de troquer son uniforme de soldat vaincu contre une défroque de prisonnier de guerre. J’imagine que ses pensées du moment devaient être assez éloignées du souci de m’ouvrir dans le bon sens, moi qui allais pourtant devenir son compagnon privilégié !
Henri ne faisait pas partie de ces personnes qui ont l’habitude de confier au papier leurs pensées secrètes mais, d’instinct, il avait dû sentir que les heures qu’il vivait, à défaut d’alimenter les pages d’une histoire que l’on dit grande, le marqueraient à jamais et méritaient qu’une trace en soit conservée.
Déjà le titre plaçait ses écrits sous le signe d’une pudeur, d’une retenue conformes au caractère du personnage : « Quelques dates rappelant de bons souvenirs… » Moi qui était présent, je puis vous assurer qu’ils ne le furent pas tous, loin s’en faut. Sans déflorer la pensée du défunt, laissez-moi tout de même faire état de cet aveu qui, des années après, brûle encore la page qui le soutient : «  Aujourd’hui, j’ai appris par une lettre datant de plus de trois semaines la mort de mon cher papa et j’ai beaucoup pleuré… »
Ainsi, jour après jour, nous devînmes des amis. Je fus le dépositaire exclusif des peines et des joies, de la longue fresque des travaux agricoles auxquels l’exilé se trouvait astreint, des menus détails d’une vie déracinée… Au fil de mes pages remplies d’une écriture penchée, germa, grandit et s’épanouit enfin l’espoir d’une libération prochaine…
Si la fin du conflit fut pour lui un immense soulagement et un retour vers les siens, ce fut en revanche pour moi une déchirure, un vide intolérable après des années de partage et d’abondance…
Je réintégrai l’étagère aux souvenirs pour n’en descendre que trop rarement. L’ingratitude est fille de  ce siècle et rares sont ceux qui savent que l’oubli tue plus sûrement qu’une balle de fusil.
Hier, les petits-enfants d’Henri ont décidé de faire grand ménage. Inutile de dire qu’ils n’ont pas pris la peine de faire le tri ni même de me gracier avant de déclencher l’autodafé.  Comme bien d’autres avant elles, mes cendres se sont envolées au gré des quatre vents.
Aucun phénix n’en renaîtra si ce n’est pour vous conter mon aventure. Ce qui est mort est bien mort. Ainsi va la vie…




lundi 23 janvier 2012

A propos de couleurs...


Couleurs, vous êtes des chances…


Ce poème s'adresse à tous ceux qui mettent au ban
Les parias privés du bonheur d'avoir pu naître en blanc.
A tous ceux qui ont rayé le métissage de leur vocabulaire,
Jouant à faire rimer multipolaire avec patibulaire.

Ils n'ont, ces êtres obscurs à la pensée si claire,
Même pas l'excuse d'un daltonisme primaire.
Munis d'une craie blanche en guise de pinceau
Ils parviennent aisément à noircir le tableau.

Mais ne voir en l'autre qu'un être différent,
Impossible à aimer  à cause d'un autre accent,
Vilipender, broyer du noir à chaque slogan,
N'est-ce pas somme toute  faire sacrément chou blanc ?

Il n'est de sot dit-on qui ne fasse marche arrière,
Qui n'ôte ses œillères  et range sa bannière,
Cessant de faire porter à l'autre tous les malheurs,
Pour enfin voir leur vie de toutes les couleurs.

Oubliez donc vos peurs bleues et sortez de la crise,
Votez pour le panachage qui tous nous valorise,
Mêlez le blanc au noir et n'ayez pas de crainte,
Vous n'en sortirez ni marron ni déteinte.

Toute votre colère noire sur le mélange des pigments,
N’est que fausse trajectoire, que mauvais croisements.
Allez vous mettre au vert, hissez le drapeau blanc,
Et reprenez tous en chœur, blanc bonnet, bonnet blanc !









mardi 10 janvier 2012

Une histoire sanglante à partir d'un incipit...



Feuille morte

Le ciel s’obscurcit, l’orage menace, mais bizarrement Mathilde est sereine. Appliquée, le sourire aux lèvres, elle frotte avec un torchon de cuisine rose la lame tranchante d’une feuille de boucher. 

Pour l’heure, les caprices de la météo, les nuages qui s’amoncellent au-dessus de la petite cité ne la concernent pas. La basse continue du tonnerre, pareille au roulement d’un train en marche, n’est pas de taille à briser la quiétude de la bulle dans laquelle s’enferme Mathilde lorsqu’elle est seule et travaille dans la boucherie. Tout particulièrement lorsqu’elle soigne le nettoyage d’un de ces redoutables instruments qui vont lui permettre plus tard de s’approcher religieusement de la viande à laquelle elle voue une véritable passion. Plus encore quand cette dernière, nacrée, subtilement parfumée, palpite encore d’un souffle de vie et qu’elle peut alors s’adonner à son jeu favori dont l’innocente perversité fait monter en elle l’allégresse des plaisirs défendus : glisser un index gourmand sur le sang vermeil qui emperle la surface de la viande et le sucer lentement pendant que de troublantes images se mettent à se télescoper dans sa tête… 

Interrompant un instant sa tâche appliquée, elle risque un doigt caressant sur le fil de l’outil pour s’assurer que son tranchant n’a pas souffert de l’opération en cours. Son sourire satisfait, nuancé à présent d’une pointe de cruauté, reprend ses droits sur ses lèvres minces, précédant un commentaire circonstancié : 

- Quelle belle feuille que nous a vendue là Machelot à son dernier passage ! En voilà un au moins qui connaît son métier et qui le respecte scrupuleusement ! Pas comme l’autre qui se tire des pattes aussi souvent qu’il le peut ! 

Elle continue à manipuler la feuille avec des gestes délicats tout en réitérant sa caresse à plusieurs reprises et murmure une phrase sibylline à son intention, exactement comme si elle était une partie intégrante d’elle-même : 

- Mon travail va à présent devenir un jeu d’enfant… 

Après quelques timides préambules rapidement expédiés, l’orage se décide soudain à passer aux choses sérieuses. Des éclairs violets, qu’accompagnent des roulements sonores, amplifiés par les échos de la vallée, déchirent le ciel devenu d’un noir d’encre. Des rafales brutales font valser la poussière, annonçant l’arrivée d’énormes gouttes qui claquent dru sur l’asphalte de la rue et les pavés de la cour. 

Mathilde ne réagit toujours pas, affairée qu’elle est à traquer la moindre salissure, la plus petite ternissure sur l’acier poli de son couperet. Enfin elle s’arrête. Élevant l’outil à hauteur de ses yeux de myope, elle le tourne et le retourne en tous sens. La lame luisante accroche subrepticement la lumière, déclenchant par une surprenante analogie une salve d’artillerie qui fait trembler les vitres du magasin. 

Comme à regret, elle replace délicatement la feuille au creux de son étui de cuir qu’elle suspend par son œillet à un crochet libre. 

Devenue vacante, elle peut enfin se laisser aller à contempler un instant le spectacle violent de la nature qui s’abandonne à une de ces colères démentes dont elle est parfois capable. La petite ville fait le gros dos sous l’orage. Le caniveau dont l’angle de pente devient plus aigu juste devant la boutique s’est changé en torrent furieux. 

- Heureusement que le magasin est surhaussé par rapport à la rue ! marmonne la bouchère, un instant rendue aux réalités du moment. 

A l’évidence, personne ne viendra plus à la boutique tant que durera cet épisode. Mathilde donne donc un double tour de clé à la porte et monte à pas précautionneux dans sa chambre. La pluie qui s’abat en cataractes mène un branle infernal sur les tôles du laboratoire. 

Elle jette un œil circonspect par la fenêtre que la buée ternit avant de gagner le bureau de noyer marqueté de bois clair qu’escortent deux chaises paillées. Son journal intime est là qui l’attend, toutes pages béantes. Elle allume la lampe de lecture à l’abat-jour céladon, s’assied, réfléchit longuement puis commence à faire crisser la plume de son stylo sur le papier. De temps à autre, son œil s’allume d’une lueur dure, semblable à celle des derniers éclairs qui zèbrent le ciel de mars. 

Lorsqu’elle est concentrée sur son travail, qu’il soit d’écriture ou de boucherie, Mathilde a une curieuse manie qui consiste à darder un petit bout de langue rose et à passer plusieurs fois sa langue sur ses lèvres, découvrant des canines pointues… Des canines pointues tels des stylets prêts à déchirer… « Tels des crocs de boucher… » pourrait affirmer une tierce personne ayant un sens aiguisé de l’humour en observant le phénomène… 

Ah oui ! Le boucher ! Parlons-en ! Elle l’avait oublié celui-là. Pas étonnant ! Voici trois jours qu’il l’a laissée tomber soit-disant pour se rendre au Salon de l’Agriculture. Au Salon de l’Agriculture ou ailleurs… 

Ce boucher qui joue les Arlésiennes est aussi accessoirement son mari depuis bientôt douze années… Elle l’a épousé sans passion débordante ni questionnement inutile, comme on rejoindrait un arbre devenu familier que l’on entoure de ses bras. Tous deux étaient voisins depuis toujours, la place de vendeuse s’est un jour trouvée vacante, elle l’a occupée tout naturellement en même temps que le lit de son patron et n’est plus jamais repartie, l’officialisation de l’union n’étant que la reconnaissance d’une situation établie, un ordre naturel des choses en habit de noce en quelque sorte. 

Aujourd’hui, elle possède suffisamment de recul pour admettre qu’elle avait franchi le pas pour deux raisons majeures dans lesquelles l’amour se trouvait réduit à la portion congrue. 

Tout d’abord - et ce n’était pas rien ! -, elle avait ainsi échappé à l’emprise de sa mère que son deuil avait rendue tyrannique. Ensuite, en épousant le boucher, elle avait surtout épousé la boutique et tous les avantages supposés y être attachés. 

Car très vite le ménage avait fait chambre à part, la sensualité débridée du marchand de viande ne pouvant se satisfaire des maigres appâts que lui offrait sa moitié. Son commerce était réputé pour l’opulence de ses pièces de boucherie, ses conquêtes se devaient de l’être tout autant. Il lui fallait des femmes plantureuses et peu farouches, promptes à satisfaire des désirs qui, pour être élémentaires, n’en étaient pas moins ardents. 

Le Dom Juan en tablier blanc ne dissimulant en aucune façon ses écarts de conduite, tout le village avait été rapidement au courant, ce dont Mathilde, par un légitime souci de respectabilité, avait d’abord feint de s’offusquer. D’autant que les commères, dont certaines avaient déjà partagé la couche du malandrin, ne manquaient pas de venir au magasin jaser d’abondance, l’œil allumé et la narine frémissante, brodant à l’envi sur les agissements de l’époux volage et le sort peu enviable de la malheureuse délaissée. 

Attendrie par larmes de crocodile qui perlaient sur les paupières consternées des pleureuses de service, Mathilde s’était abondamment épanchée, ne trouvant pas de termes assez crus pour vilipender son mari. 

Et puis ce petit jeu l’avait lassée, comme s’étaient lassées les pratiques de constater que leur venin répandu ne débouchait pas sur quelque affaire bien sordide, au détour de laquelle leur curiosité malsaine aurait pu se satisfaire à peu de frais. 

Le dégoût envers son époux frivole (elle n’avait pas employé le mot haine car il lui paraissait trop élevé par rapport aux sentiments qu’elle éprouvait pour son homme) s’était transformé au fil des mois en une passion frénétique pour la viande. A défaut d’avoir le courage de dire ses quatre vérités à l’infidèle avant de franchir définitivement la porte et d’ajouter une page toute neuve au livre de sa vie, elle se vengeait à sa façon. Non sur le boucher, mais sur la viande de boucherie, découpant les gigots, ciselant des escalopes, tranchant des jambons, lacérant d’enthousiasme les lards dodus… À chaque fois que son couteau ouvrait une plaie béante, que le couperet s’abattait, que la scie maniée d’une main vigoureuse crissait sur un fémur nacré, elle sentait un frisson de jouissance pétiller au creux de ses reins. 

À cette heure, Mathilde était devenue bouchère, ce qui était quand même autrement valorisant que d’être la simple femme du boucher. Elle se fichait donc éperdument des frasques extra-conjugales de son boucher de mari pour s’adonner corps et âme à sa nouvelle passion. 

Malgré sa propension à semer à tout vent en s’occupant de tendrons qui n’étaient pas de veau, le fringant quadragénaire n’avait jamais réussi à lui faire un enfant. Quelle chance en vérité ! Elle ne s’imaginait pas obligée de négliger sa boutique bien-aimée pour s’occuper à temps plein d’un marmot braillard, d’un lardon ressemblant comme une goutte d’eau à son géniteur honni ! Rien donc, aucune entrave malvenue pour l’empêcher de savourer goulûment la découpe frémissante des pièces de boucherie et la satisfaction de ses fidèles clients ! 

Demain soir, c’est la noce de Melle de St Chamant, la fille unique du hobereau du village. Le cuisinier va être content. Les carrés d’agneau qu’il a commandés vont être découpés dans les règles de l’art. Elle se promet déjà une soirée de gala, seule devant son billot, maniant avec une dextérité gourmande le fidèle couperet. Paul Martin, boucher-charcutier de son état, successeur de M. Père depuis 1992, peut bien courir le guilledou ! Ce soir, la félicité de sa femme sera dans l’agneau comme à d’autres heures son bonheur prend naissance dans les côtes de bœuf, sa jouissance dans les grenadins de veau... 

Interrompant brutalement le soliloque en chambre, le sieur Martin rentre au bercail, égrillard comme toujours, imbibé comme souvent. Pestant contre la porte fermée à double tour, il s’en faut de très peu que ses coups redoublés ne brisent pour le compte la petite vitrine qui jouxte la porte d’entrée. Il revient au logis comme il en est parti, sans le moindre mot d’excuse, la moindre attention pour sa femme qui vient de redescendre en catastrophe et se tient devant lui, les bras ballants. Chancelant sur le carrelage du magasin, il se contente de ponctuer son retour d’une déclaration pour le moins imprévue dont sa voix avinée accentue encore l’impact : 

- Tu es là toi ! Ça tombe bien car tu vas être la première à connaître la nouvelle ! Figure-toi que j’en ai par-dessus la tête de cette affaire-là. Demain, je vais voir Michaud de l’Agence Bonprix et je mets le magasin en vente ! 

La foudre aurait décidé de jouer les prolongations en lui tombant là, entre les pieds, qu’elle n’aurait pas été plus surprise. Elle ne peut que bégayer lamentablement, épouvantée par l’énormité de la déclaration : 

- Tu… Tu… ne vas… Tu ne vas pas faire ça ! 

- Je me gênerais tiens ! C’est toi peut-être qui va m’en empêcher ? Au cas où tu l’aurais oublié, je te rappelle que tu n’es que le morceau rapporté dans cette maison… 

Pourtant peu coutumière de ces pétillantes colères de chat qui sont généralement l’apanage des sanguins, blessée dans un amour-propre qu’elle n’imaginait plus si près de la surface, elle ne supporte pas cette horrible éventualité. Se retrouver chassée de son domaine, de sa terre de prédilection, de son jardin d’Eden, quelle affreuse perspective ! 

Au fond de l’eau apaisée de ses prunelles, se rallume soudain une lueur métallique, indéniable aveu d’une sourde colère intérieure. L’escalier résonne du pas bruyant de l’ivrogne. Une série de rots sonores, suivie de borborygmes indistincts ne tarde pas à succéder au gémissement des planches malmenées. L’ivrogne grommelle : 

- Je vais faire un somme tiens ! Après ça ira mieux… 

Mathilde a un haussement d’épaules et ses lèvres minces se resserrent jusqu’à n’être plus qu’un trait horizontal au bas de son visage crispé… 

- C’est ça ! Dors ! Comme tu dis, ça ira mieux après ! … 

Elle revient vers la caisse, essuie à un linge qui pend son visage blême qu’une sueur aigre laque, rredresse le lourd billot de chêne couturé de cicatrices qui résonne sourdement comme lorsqu’on remet en place la dalle d’un tombeau. 

L’espace de quelques secondes, un fil invisible réunit son regard et le couperet que le passage d’un camion dans la rue vient de faire tressauter d’impatience au bout de son crochet. 

L’autre qui ronfle là-haut la bouche ouverte après avoir copieusement souillé la carpette écrue et tout un pan de la courtepointe de pilou rose aurait bien besoin d’une bonne leçon. Une main vengeresse, quelques coups fermement appliqués du plat de l’instrument sur ses fesses roses et le voilà qui, subitement dégrisé, se mettrait à couiner comme un porc à l’heure du sacrifice, payant par la même occasion les intérêts des paroles sacrilèges proférées tout à l’heure. 

Hélas, Mathilde, parfois si habile à s’échauffer l’esprit en ruminant longuement des projets de basse vengeance, voit toutes ses résolutions se dégonfler tels des ballons de baudruche dès qu’il s’agit de passer à la phase de réalisation. Son seigneur et maître, même physiquement absent, même profondément endormi, continue à lui imposer son ombre tyrannique, cette ombre qui voyage de conserve avec la crainte qu’elle lui inspire. 

Alors comme souvent, elle s’assied sur le tabouret d’infortune dans un recoin de la boutique obscure et, déplorant sa maudite faiblesse, pleure sur son sort. 

Mais ne dit-on pas que la nuit porte conseil ? Aurait-elle également ce pouvoir quasi magique de réduire les inhibitions et de forger des résolutions ? 

Toujours est-t-il que le lendemain, deux voitures de police stationnées devant la boucherie mettent en émoi tout le quartier. Dans ce gros bourg où il ne se passe jamais rien, quelle aubaine d’avoir un semblant de quelque chose à se mettre sous la dent acérée de la médisance et deux ou trois folles rumeurs à propager ! 

A présent, un journaliste rubicond regagne son véhicule stationné sur la place de l’église. Un carnet ouvert à la main, il semble tout content de lui, riche des informations qu’il a réussi, grâce à une longue pratique du métier, à soutirer à la maréchaussée locale. 

Comme il relit ses notes en marchant, il manque de peu d’entrer en collision avec Mme Dubois que son embonpoint signale pourtant habituellement de fort loin et qui arrive tout essoufflée, furieuse d’avoir failli manquer la curée. Elle retrouve fort à propos son souffle et ses esprits pour s’en prendre vertement au malotru qui grommelle de vagues excuses et revient illico à sa lecture. L’article paraîtra le lendemain à la une de la gazette locale, agrémenté d’une photo de la boutique criminelle immortalisée par son compact de poche. 

En quittant le village, il se fend d’un rire bref en pensant qu’avec le titre qu’il projette, il n’a vraiment pas fait dans la dentelle journalistique : 

« Le boucher de Ste Eulalie saigné à mort dans son sommeil par sa propre épouse ».





mercredi 4 janvier 2012

Une histoire de coq et de pendule inspirée par la célèbre chanson de Claude Nougaro...


 Battements de cœurs.
Décidément, ce matin n’était pas comme les autres. Lorsque l’Emplumé avait quitté son perchoir de nuit pour gagner son fumier coutumier, il avait été frappé par la drôle de lumière qui coulait du ciel bas, une lumière laiteuse  filtrant à travers une chape d’invisibles nuages. Le vent qui avait mené le branle toute la nuit s’était tu et un silence impressionnant avait présidé à la montée du jour. 
L’Emplumé avait eu beau s’égosiller, lancer aux quatre vents son appel triomphant, il n’avait pas été payé de retour. Même sa cour habituelle de gélines soumises lui avait fait faux bond. Quant à M. Laurent, le jeune fermier, qui était sorti pour se rendre aux étables, le visage marqué de fatigue, il n’avait pas eu un regard pour lui.
Un tantinet vexé, le coq avait quitté le fumier d’où sourdaient de lourds remugles et, chose inhabituelle pour lui qui craignait comme la peste les sabots de la fermière, il s’était dirigé vers la cuisine dont la porte était demeurée grande ouverte. La pièce assombrie était déserte. Seul le balancement cadencé de la belle comtoise et l’éclat terni de sa lentille de cuivre animaient les lieux. L’Emplumé retrouva soudain de sa superbe et lança à l’adresse de la pendule une boutade qu’il crut spirituelle :
- Bonjour gardienne des Heures ! Vous vous êtes levée bien en avance aujourd’hui !
- Jeune fat ! rétorqua du tac au tac l’interpellée. Quand on se trouve en présence d’une dame d’âge respectable, on a au moins la courtoisie de dire bonjour ! Mais il est vrai que vous arrivez de votre tas de fange !
- Tas de fange, tas de fange ! Vous êtes bien contente de m’entendre claironner l’aurore lorsque vos engrenages sont grippés et vos ressorts détendus !
- Certes !
- Ainsi donc, nous voilà quittes ! Je fus écervelé, vous fûtes condescendante ! Match nul !
- J’y consens ! D’autant que pour tout vous dire, depuis quelque temps ce grand âge dont on me rebat les oreilles me cause plus de désagrément que de plaisir. Après des centaines de milliers de tic-tac sans histoire  je viens, il y a peu, de connaître l’ennui. Pire encore, la peur…
- L’ennui, la peur ? Comment cela ?
- L’ennui ça se comprend, je suis la plupart du temps seule durant la journée et m’écouter ronronner ne me comble plus. La peur parce que c’est mon propre temps que je martèle à longueur d’année et qu’à chaque tic, le tac de la fin se rapproche inexorablement…
Ces doctes paroles plongèrent l’Emplumé dans un abime de perplexité. Ce fut à l’instant précis où il se préparait à reprendre la parole que la porte de la chambre contigüe s’ouvrit. Madame Laurent  encadra sa face sévère dans le chambranle. Statufié sur place, l’Emplumé ne put faire autrement que de remarquer les larmes qui lui noyaient les yeux. Sans un regard pour l’intrus, après s’être brièvement essuyée le visage d’un revers de manche, elle ouvrit la caisse historiée et d’un geste doux, comme à regret, arrêta la course du balancier qui eut un hoquet douloureux.
Le coq sentit sur sa nuque offerte glisser le froid de l’acier. Ne savait-il pas de longue date que dans ce pays, la coutume voulait qu’un repas, à l’intention des parents qui venaient parfois de fort loin, soit servi après des obsèques et qu’à cette occasion on y sacrifie le plus beau volatile de la ferme ?

 

mercredi 21 décembre 2011

Un conte de Noël


Grandes vacances
La première poudrerie de l’hiver était arrivée, papillonnante et légère, par une nuit glacée de décembre. Elle s’était posée sur la forêt en toute discrétion, sans réveiller personne.
Au matin, lorsque mes frères avaient aperçu les mille paillettes que le soleil levant allumait sur la neige, ils avaient hurlé de joie et entamé une danse effrénée. Pour un peu, on eût dit des fêtards attardés, rentrant passablement éméchés,  d’une succession de bacchanales nocturnes…
Pour ma part, je ne prisais guère ces débordements intempestifs. Mon plaisir se voulait plus mesuré à la manière des loups qui accueillent la première chute par un simple frisson sur l’échine. Et puis,  ce que j’avais à révéler n’aurait su se satisfaire d’un concert de hurlements…
Lorsque les agités se furent un peu calmés, je ne pus résister à l’envie de leur faire partager mes certitudes :
-        Moi cette année, je vais partir en vacances de Noël !...
Cette affirmation un rien effrontée déclencha de nouveau un beau charivari, assorti des quolibets coutumiers :
-        Tiens ! L’avorton qui sort de sa somnolence ! Voyez-un peu le toupet ! Des vacances pour Monsieur ! Pour lui tout seul ! Pauvre pomme ! Ne serais-tu pas victime de soudaines hallucinations ?
-        Riez, moquez-vous, vous verrez bien !...
Il me faut préciser que bien qu’étant le plus âgé, à côté des autres qui devenaient de beaux et forts gaillards, j’avais l’air d’un nain. Mon droit d’aînesse se trouvait donc contesté par mes frères qui négligeaient mes remarques et se moquaient de moi en me désignant sous le sobriquet de « gnome de la forêt ».
Mais mon cadeau était en route. Pour moi c’était une certitude, bien que je n’eusse pas su dire pourquoi.
Il arriva la semaine suivante alors que la tribu des grands en était encore à se réjouir de la première neige qui les avait transformés en géants de féérie, assorti d’un épilogue tragique que je n’avais pas envisagé. Une hache soudaine les rendit à ce qu’ils étaient : de vulgaires sapins que l’on coupe…
Dans le même temps, les hommes me comblaient d’attentions. Extrait de l’humus nourricier par des mains délicates, transporté avec soin sur une motoneige vrombissante sur laquelle je connus la griserie de la vitesse,  je me retrouvai dans un vaste salon où flambait un beau feu clair,  paré du double sésame de Noël : des guirlandes en farandole et des bougies parfumées aux vives couleurs. Plus tard, à mon pied revêtu de rouge moucheté de neige, vinrent s’entasser des paquets mystérieux aux rubans frisés en bouclettes.
Les jours qui suivirent furent bien plus que des vacances, bien plus qu’un rêve enfin assouvi. Pour être franc, s’ils furent dignes de figurer sur les pages enluminées d’un livre de contes, je me garderai d’oublier qu’au fond du grand verre des réjouissances demeurait la lie de l’amertume et du remords.
Les lampions éteints, moi le moins que rien,  le nabot élevé à la dignité de roi de la fête, je fus replanté dans le coin le plus ensoleillé du grand parc, où je prospérai.
 J’ai atteint à présent un âge respectable  et les promeneurs qui s’arrêtent devant ma silhouette élancée, s’étonnent parfois des larmes de résine qui glissent lentement sur ma peau crevassée. Ils ne peuvent pas savoir que mes vacances ont un parfum d’éternité, parce qu’ils ne connaissent pas l’histoire du petit sapin enfin devenu grand, continuant jusqu’au bout du chemin, en dépit de son sort enviable, à s’apitoyer sur la fin tragique de ses frères à jamais privés des étoiles de Noël…


  










mardi 6 décembre 2011

Fin de vie

Et tout finit par du soleil...



Les images mentales se télescopent puis finissent par se brouiller irrémédiablement jusqu’à ce que la bande casse net, rendant l'écran aux ténèbres premières. S'ensuit un bref instant d'un silence irréel violemment interrompu par un éclat de lumière crue venue d'on ne sait où qui fait battre les paupières du vieil homme allongé sur son lit d'hôpital. Le ronron obsédant d'une invisible machine, coupé à intervalles réguliers par une note plus aiguë, résonne douloureusement dans sa tête qui se met à ballotter de droite et de gauche comme si elle voulait se soustraire à l'étau implacable qui se resserre...
Henri finit par soulever péniblement les paupières. Sa gorge sèche le brûle douloureusement. Une forme spectrale se penche vers lui tandis qu'une voix gronde:

— Alors M. Raynal ! Vous voici réveillé. C'est bien ! Justement, vos fils viennent vous voir…

La silhouette blanche s'efface, remplacée par deux autres dont il ne parvient pas à distinguer les traits. Les pieds métalliques d'une chaise grincent sur le carrelage. Il sent qu'on lui prend la main. Il voudrait bien serrer mais il n'en a plus la force. Il voudrait bien parler mais aucun son ne sort de sa bouche édentée. Une joue lisse vient s'égratigner à sa barbe dure :

— Papa, c'est Pierre. Jean-Marc est là avec moi. Nous sommes venus passer un moment avec toi.

Henri a refermé les yeux sur le monde d'en haut qui semble déjà ne plus le concerner.  Il entend pourtant avec une netteté bouleversante la voix invisible prononcer des mots qui le glacent :

— Tu crois qu'il nous connaît ? Pauvre papa, j'ai bien peur…

Un soupir interminable soulève un instant sa poitrine amaigrie, un soupir semblable à ceux qu'il poussait autrefois, lorsque sa rude journée de travail terminée, il consentait à s'asseoir un instant sous le doux frou-frou des étoiles de l'été…
Toutes les images qui étaient en lui précédemment se remettent à battre la breloque dans sa tête, kaléidoscope de séquences bousculées, enchevêtrées, emboîtées…Visages enfuis aussitôt qu'entrevus… Film d'une vie, d'une humble vie de labeur, de peines, entrecoupée d'éclats de rires et de bonheurs doux… Sa vie…

L'été, sa saison de prédilection!  La voici exacte au dernier rendez-vous. Elle éclate à présent sous son crâne, en gerbes de feu, en parfums exacerbés, en arabesques de couleurs… Repoussant un instant le froid qui s'insinue peu à peu dans ses membres raidis, elle instille en lui sa douce brûlure, sa chaleur amicale.
Un dernier hoquet puis tout se tait. Avant qu'il ne glisse à l'abîme, pour solde de tout compte, la saison de tous les bonheurs lui offre, reconnaissante,  l'obole du passage : une foucade de vent chaud surgie de nulle part qui rebrousse la chevelure des andains et emporte avec lui le parfum poivré des herbes grillées, un chapeau cabossé qui se faufile prestement sous les vergnes dans l'éclat miroitant des eaux vives et tout là haut, posé au bord du bleu cru du ciel, un milan noir qui, inlassablement, tourne et retourne…